Accueil Laissez-nous un message E-mail Vos messages
   La Fête de San Martino
    11 novembre: S.Martino  |  La "svinatura"(dégustation) | La place | La cocagne | L’entreprise personnelle  
 

Souvenirs du Dr. Giovanni Turziani, médecin, né à Gubbio en 1911.
Libre adaptation du récit publié dans : « Le corti sul fosso », 1973.
Traduction du
Michèle Laurent - Joué-lès-Tours - France


 11 novembre: S.Martino
"La nebbia agli irti colli
piovigginando sale"

Fin de la matinée. L’air de la maison est humide; la terre n’est autre qu’une bouillie visqueuse et boueuse ; l’atmosphère est pesante, un peu feutrée ; il y a de la grisaille partout, dans le ciel et dans les rues.
Paresseuse, quasi en attente, la matinée passe et les cœurs s’illuminent, de désir.
Sur le pouce, le repas est fait,  à la hâte ; les gens sont prêts.
Les rues et les ruelles se peuplent, les impasses débordent, des ruisseaux humains venus de toutes parts se sont déversé tout l’après-midi en flots ininterrompus dans le quartier, pour la fête de San Martino, et ce jusque dans la soirée.
Accroché à la main de mon père, commence le parcours anxieux des « ruelles de l’abondance », le long du maigre torrent. Ca cause dans les rues, nous formons un beau groupe : il y a Monsieur Virgilio, il y a le docteur, il y a « sieur Cencino », il y a les autres : la clique de ceux de la partie de scopone jouée dans la soirée par Solano. On se connaît depuis des années, depuis toujours dirait-on ; ils sont joyeux, affables, sereins.
Top

 La dégustation ("svinatura")


…ce n’est pas une journée quelconque, ce n’est pas une fête quelconque ; aujourd’hui c’est le jour du « vin nouveau » : ceci est la vraie fête, la vraie reconnaissance, dans son contenu essentiellement.
De grandes accolades et de larges sourires s’entrecroisent et ricochent de l’un à l’autre, ce sont les « seigneurs » de S.Antonio (la partie Est de la ville où habitent, principalement, nobles et riches), c’est vrai, mais il ne se distinguent pas de la masse populaire qui les connaît et les estime. Et puis aujourd’hui, tous ceux qui sont là se sentent égaux, tous des « Sammartinari ».
-          Où allons-nous en premier, chez « Nina » ou chez « Tota » ?-
-          Moi, je passerais bien chez « Caino » qui doit en avoir du bon –
-          L’Erminia a fait savoir qu’elle avait un vin blanc des vignes qui met l’eau à la bouche, pourquoi ne passerions-nous pas d’abord chez elle ? –
Qui vote pour l’un, qui vote pour l’autre ; la décision est enfin mûrie : d’abord chez « Tota ».
C’est un peu éloigné, hors de porté ; mais on ne compte pas. Le pas s’accélère ; la main paternelle serre et tire, un peu plus fortement. Moi je m’adapte, à contrecœur : je n’ai pas le choix !
…. Le parcours des « ruelles de l’abondance » traverse le pont au-dessus du torrent ; le bout de la place, théâtre de la fête,  se présente dépouillé : en effet il est encore bien tôt, tout n’est pas prêt.
La scène pour la fanfare est vide, les banderoles multicolores sont peu nombreuses, les ballons vénitiens sont éteints, les gens sont rares et encore un peu léger. Les préparatifs battent leur plein, deux hommes en haut d’une échelles sont entrain d’accrocher sur le mur de la maison en face de l’église un portrait de « Gambine », car aujourd’hui c’est aussi « l’anniversaire » du Roi (Victor Emanuel III). Autour du portrait, bien que les habitants du quartier soient presque tous républicains et « subversifs », ils ont mis des fleurs et des ampoules, comme à la Madonna ; au contraire, comme à l’enfant Jésus, précise un passant, à ce moment-là, parce que si tu enlèves les moustaches, «  le reste est en tout égale à un enfant ».
On dépasse la place, on avance dans d’autres ruelles, derrière le théâtre. Et nous voilà chez la « Tota », finalement !
« Bonsoir, dame Tota »
« Ooh ! Regardez qui va là ! Comment va, maître ? »
« Pas mal, et vous autres »
« Sieur Cencino, santé »
« Santé à vous tous ! »
« Alors, comment est ce vin des vignes ? »
« Il fait renaître les morts sieur docteur ! »
« J’espère bien que non, par dieu ; autrement je prend mes jambes à mon cou »
Tous rient. L’ambiance est familiale, chaleureuse, sereine, à la bonne.
Il y a une odeur âpre de vin partout ; il y a de la fumée, du bruit, la bringue. 
Il y a aussi une pergola avec la table de marbre ronde à l’entrée ; mais dehors il fait froid. Dans l’attente de la distribution il y a tant de gens, trop : ils fument, crient, se pressent, blasphèment, crachent parterre ; des coups de main, de coude, des pieds écrasés, l’air opaque et irrespirable ; des figures allègres, contentes, rouges, congestionnées.
« Je vous fais goûter le blanc ou le rouge ? »
La décision est simple et unanime : blanc et rouge, les deux ensemble ; pour commencer.
« On fait un casse-croûte ? » demande le père.
« Non pas déjà, c’est trop tôt », disent les autres.
« Moi, je veux des châtaignes » dis-je, catégorique. 
Rien ne m’arrêtera dans mon élan : les châtaignes sont déjà dans ma poche. C’est trop aimable à eux, c’est pour que je me tienne tranquille.
Les verres à la lumière, la couleur et la limpidité du vin sont étudiées attentivement, puis on sent à plusieurs reprises et finalement avec un léger claquement de la langue, on goûte.
Sérieux, chagrinés, statuaires, ils dégustent et se regardent, sans parler.  On fait quelques signes de la tête, des regards approbateurs se croisent à travers les lunettes, des interrogations rapides des yeux, curieux, s’entrecroisent. La dégustation est faite !
Ce que je n’ai pas dit, c’est que la « tournée » des dégustations a un but, bien précis, séculaire : trouver la qualité du vin de chez nous qui finalement plaira à tous.
Solano, l’hôte du scopone, se ravitaille pour la bande, pour tout l’hiver.
La recherche continue.
Puis le départ, de nouveau, d’autres dégustations, de nombreuses dégustations ;
Les têtes commencent légèrement à s’embrumer, les langues ne sont plus promptes, ont quelques difficultés, quelques incertitudes, les jambes, du moins pour l’heure, sont rangées.
La « tournée » est finie. Le choix est fait. Le « petit rouge » de la Tota a gagné. La place se rapproche, la fête peut commencer ; avec elle commencera « ma » tournée, « mon » heure.

Top

 La place


Il fait quasiment nuit. Tout autour de la place les lampions dansent,  les lumières ondulent sur la fraîcheur portée par le vent qui souffle depuis la gorge à travers les monts ; les lumières blanches rouges et vertes entourent « Gambine » qui sourit derrière ses moustaches ; la fanfare avec les bérets blancs et les partitions ouvertes est prête sur la scène, on attend le départ ; il y a aussi l’oncle Romolo, qui est première clarinette ; il y a aussi Arcangiolino, qui est le cornet ; ils sont tous là.
Naturellement il y a aussi le chef de la fanfare. Il s’appelle « Maestro Secca ».
Aux fenêtres de S.Domenico il y a les « Demoiselles » du lycée (les enseignantes, en général âgées, toutes tertiaires franciscaines).
Les boutiques sont illuminées, comme de jour ; la vitrine du boucher présente un beau cochon éventré pendu au plafond par les pattes postérieures. Pauvre bête ! Elle est toute enrubannée avec des rubans rouges et azures ; elle est de la fête elle aussi, arrangée de cette façon !
Top

La cocagne


Au milieu de la place, la « Cocagne ».
Gros, robuste, un haut poteau, fixé dans le sol et qui se dresse ardemment à la conquête du ciel. A son extrêmité, tout en haut, il y a chaque bien de Dieu : saucisses, salami, pigeons, mortadelle, flasques de vin et tant d’autres bonnes choses, à faire rouler les yeux et achever l’estomac. Voici le grand idéal : conquérir ce sommet, tenter comme les autres de me hisser jusque là-haut. Comme ce serait bien !
Cette satanée main du père, pourtant, quel désespoir ! Comme elle serre ! 
La fanfare attaque. C’est une marche légère, enthousiaste, qui enlace tout. La place semble se figer ; elle est remplie de gens qui se tassent, se saluent, se taquinent, s’amusent ; des gens qui se cherchent, qui se trouvent, qui se perdent, qui s’appellent, de loin, de près. A qui parle, a qui scande la marche avec le chef, à qui courtise la belle femme du peuple, à qui passe rapidement l’angle de la pharmacie pour un besoin urgent, à qui entre dans le café d’ « Oreste de Gigione » qui finalement aujourd’hui fait des affaires, à qui combine quelques farces, à qui est déjà saoul et parle tout seul. Un groupe, de son côté, chante à s’égosiller pour son propre compte une chanson, incompréhensible dans le grand fracas de la place.
La marche est finie ; la fanfare se tait ; les aplaudissements sont longs, chaleureux ; le maestro Secca s’incline satisfait.
La foule s’amasse autour du mât, impatiente.
Le premier concurrent se présente. Torse nu (par ce froid !), musclé ; pantalons courts rapiécés ; pieds nus.
L’ascension commence ; quelques brassées énergiques, quelques progrès initiaux, puis l’immanquable arrêt, puis une glissade et une autre encore et des efforts désespérés pour se retenir ; commencent les rires de la place toute entière qui s’amuse, qui incite, qui encourage.
À peine à deux mètres du sol le mat est fortement enduit d’une graisse épaisse, plus épaisse au fur et à mesure que l’on progresse vers le sommet. Les efforts des grimpeurs se brisent ainsi contre cette barrière visqueuse, impalpable et après la première brève avancée voilà les inévitables glissades, les mouvements burlesques insensés et comiques dans leur tentative de résister. Puis finalement, un vol plané plus rapide, infreinable, jusqu’au sol. La conquête du sommet est encore une chimère.
« Sous un autre », dit une voix, de temps en temps.
Il en va ainsi, l’un après l’autre, ils s’y essayent, s’écroulent, se retiennent, avec entêtement, les jeunes et les enfants. La place rit, se convulse, spasmodiquement. Moi aussi je ris, le père aussi, les amis, tous. La compétition continue, infatiguable. Plus ils tentent ainsi, plus le mât assailli se dépouille de sa graisse ; ainsi plus le temps passe, plus la victoire devient possible.
Les concurrents restent cependant toujours les mêmes (c’est réglementaire), avec les mêmes vêtements désormais tout graisseux, avec le même roulement.
Voilà que finalement s’avance « Zanzara ».
C’est un garçon petit, maigre, harmonieux ; le visage éveillé, souriant à pleines dents.
Il commence l’ascension, lentement, méticuleusement ; avec style il progresse, toujours plus haut, cela en est excitant.
La foule ne se contient pas ; c’est un hurlement, un vacarme assourdissant. Les femmes poussent des cris stridents, les hommes brailles en gesticulant, chacun sifflant à la « pecorara » ; tous battent des mains, encourageant.
L’ascension de « Zanzara », continue, toujours plus difficile, de temps en temps interrompue par une pause pour reprendre son souffle, ou par une glissade contrôlée avec dextérité.
La place sent que c’est lui qui triomphera. Moi aussi je le sens et je l’envie ;  il me sembre être un dieu, un conquistador, un Maître.
La main paternelle serre toujours plus ; il sent mon frémissement, incontenable, mon excitation grandissante : les yeux sont dilatés,  le souffle court. Que c’est beau ! Et pourquoi pas moi ?
Le vacarme de la place est étourdissant ; les encouragements se succèdent par tous les moyens, par tous les sons. Les hurlements, les cris, les sifflements, tout, tout est au paroxisme. Zanzara triomphe, le voilà, oui, il a touché les saucisses : le mât est à lui
Une coups de trompette salut le vainqueur ; les applaudissements frénétiques de toute la place lui font cœur, se prolongent. Le père aussi applaudit ; moi aussi j’applaudis, finalement libéré.
La fanfare attaque une nouvelle marche, les gens font la cohue autour du triomphateur, les lumières sont plus brillantes qu’avant, les moustache de « Gambine » semblent bouger pour participer à la liesse générale et aux félicitations ; quasiment toute la place chante en cœur : 
« C’est finit la cocagne
Et le vin de la vigne »
Top

 L’entreprise personnelle


Je n’en peux plus ! Déclic inattendu, je m’approche du mât rapide comme l’éclair, et je commence l’ascension, moi aussi.
Oooohh ! Tout va si vite.
Le père, mon adversaire direct, a été pris par surprise ; c’est seulement lorsque je suis déjà arrivé à la moitié du mât et que tous les gens regardent le spectacle supplémentaire inattendu, qu’il réalise que la chose au-dessus, là-haut, c’est moi.
Sa bonne figure regarde abassourdie ; le groupe des amis l’entoure en rirant et en me montrant du doigt ; le docteur fait des signes menaçant avec les mains tout en secouant la tête d’un air réprobateur.
La fanfare joue, les gens me regardent, cette fois, parbleu !
Je continue à monter, à me fatiguer, mais je continue : désormais je suis compromis !
Comment a-t-il fait pour m’ôter les chaussures en un éclair est aujourd’hui encore un mystère pour moi. Les chaussettes, heureusement, je les avais conservé et elles me firent bon usage pour cette ascension qui n’en finissait jamais. Le pantalon des beaux habits de fête avec la veste à trois boutons et le nœud rouge au col : oui, moi, je suis un concurrent soign ! E puis un de S.Antonio, de ceux qui ne sont pas bons à ces choses ! Je leur ferais voir moi ! L’honneur du quartier est entre mes mains !
Je poursuis mon assension, stimulé par cette réflexion ; quelques glissades moi aussi, tout de suite retenues avec un peu d’astuce, contre ce résidu de graisse.
Avec la manche de la veste des beaux habits (les yeux et les gestes que faisait mon père sur la place !) je frotte soigneusement le bois, en montant ; puis la main se saisit du bois désormais propre et se hisse avec plus de sureté. Et il en va ainsi : nettoyage préventif et petit pas successifs ; moi aussi, je finis au sommet, victorieux !
Quelle émotion ! Quel moment inoubliable !
La place applaudit, la fanfare continue de jouer la marche jamais interrompue durant mon effort, le père toujours plus hébété.
Je vois l’oncle Romolo qui joue et me regarde ; également le maestro Secca, la tête tournée, qui regarde en souriant et laissent les mains savantes diriger toutes seules.
Encore un coup d’œil satisfait à la foule sur la place ; puis la descente, rapide, a « candeletta ». Je trouve mes chaussures ; je ne les mets pas. Je dois filer, d’urgence ; j’ai à peine le temps de pencher la tête et de sentire le bruissement d’une main qui a manqué sa cible, et un murmure menaçant : « à la maison nous règlerons nos comptes, fripons ! »
Je disparais rapidement dans la foule, les chaussures à la main.
Tant d’injustice sur terre !
A Zanzara tous les honneurs, le coups de trompe, les applaudissements officiels de la foule, toutes ces choses là-haut au sommet en guise de récompense. Pour moi, pas de coup de trompe, pas d’applaudissements, pas de récompense ; juste le sifflement d’une claque qui pour le moment a échoué, sérieux prélude de l’inévitable bourrasque à venir.
Dommage ! Quand on est incompris, quelle colère !
De toutes façons, j’ai vaincu moi aussi. Et vive la cocagne !

 
Top